Initialement écrite par Michel-Georges Brégent en 1985 pour la Société Radio-Canada, Atlantide est une pièce complexe. Composée de voix, de sons électroacoustiques ou encore de sons d’environnement, Atlantide a d’abord été pensée comme une œuvre de studio. Les techniques d’enregistrement de l’époque ont permis d’aller au-delà des possibilités traditionnelles d’exécution instrumentale et vocale. D’ailleurs, son confrère Walter Boudreau, qui a participé au projet initial, dira que « toute tentative de faire jouer son quatuor pour saxophone par des êtres humains serait fatalement vouée à l’échec. » Pourtant, trente ans plus tard, Atlantide sera interprété pour la première fois lors de l’ouverture du festival Montréal / Nouvelles Musiques. De la même manière que l’Atlantide est un mythe sur la recherche d’un continent rayé des cartes du monde, Walter Boudreau, aidé par René Bosc, est parti en quelque sorte en expédition afin de retrouver les éléments originaux de la pièce. Afin d’en savoir plus sur ce projet qualifié de titanesque, René Bosc a accepté de répondre à quelques questions.
Pouvez-vous me parler de l’origine de ce projet de rejouer une pièce aussi complexe, réputée injouable?
Aujourd’hui, malgré le désinvestissement total de la radio publique et des médias en général dans la promotion et la diffusion des musiques nouvelles, il existe des organismes qui continuent à produire et diffuser ces musiques. Sous l’impulsion de la Société de musique contemporaine du Québec et dans le cadre du festival Montréal/Nouvelles Musiques (MNM), j’ai été amené à travailler avec Walter Boudreau, directeur artistique, sur ce projet. Atlantide de Michel-Georges Brégent est une œuvre très originale et complexe. Je ne connaissais pas du tout ce compositeur. Ses œuvres débordent d’énergie. Cette vitalité a longtemps permis au compositeur, qui ne croit pas au cloisonnement des genres, d’écrire et d’interpréter de la musique rock mêlée de jazz et d’éléments contemporains — production qui a été qualifiée de « rock classico-cosmique ». Lorsque j’ai écouté la pièce au début, je ne pensais pas qu’il existait un « Frank Zappa » canadien. J’apprécie Zappa mais lorsqu’il mélange les styles, il le fait un peu sur le ton de la plaisanterie. Le travail de Brégent est beaucoup plus au premier degré et c’est ce qui le rend aussi fascinant. Il ne prend pas de haut le rock ou le jazz, il les combine vraiment. Je pense que c’est une pièce très importante, je n’en connais pas d’autres comme celle-ci. Quand je parle de Frank Zappa, c’est pour avoir une sorte de modèle mais il n’y a pas de modèle équivalent à Brégent, en fin de compte.
Comment avez vous appréhendé ce travail, avec Walter Boudreau, en tant que chef d’orchestre?
Je m’entends tellement bien avec Walter que les projets que je mène en Europe c’est lui qui les monte à Montréal et vice versa. En général le travail que l’on fait c’est de la partition. Par exemple lorsque l’on écrit une partie de cuivre en tant que compositeur, on a le réalisme de la chose et on peut facilement projeter ce que cela va donner sur scène. Dans le cadre de l’Atlantide, c’est très particulier car il s’agit d’une œuvre de studio, avec des parties électroacoustiques et des sons préenregistrés. Michel-Georges Brégent a profité de tout ce que le studio pouvait lui apporter, ce n’était pas du tout son but que cela puisse être joué en concert. Il a d’ailleurs enregistré par petits bouts, avec des parties de chœur ou encore de hautbois. C’est « injouable » sur scène parce que ça ne s’arrête jamais, sans prendre en compte la fatigue des musiciens, ne serait-ce que pour tourner les pages. Trente ans plus tard, il a fallu retrouver tous les éléments originaux. C’est quelque chose que l’on ne fait pas avec une partition toute prête, où tous les éléments sont notés. On est donc parti à la recherche des bandes originales. Rien que pour repasser les bandes, que l’on a fini par retrouver, c’était très compliqué car les machines de l’époque ont disparu. Il a fallu par exemple retrouver les magnétophones des années 80. De même les synthétiseurs d’il y a trente ans sont de vrais dinosaures! C’est excitant parce qu’au départ on est parti de presque rien, sans trop savoir vers où on allait. On ne savait pas si on allait devoir se débrouiller tout seul en écoutant simplement le disque. Petit à petit, on a commencé à faire des choses vraiment intéressantes. Il ne s’agit pas seulement de retrouver la partition et de la rejouer, on est un peu entré dans la tête de Brégent. On a construit une sorte de tour Eiffel métallique de toute la pièce, en combinant les anciens éléments avec ce que l’on va jouer en direct. Avec tout ce que l’on a récupéré comme documents, la base de travail est assez considérable mais on a essayé de reconstruire l’arbre de la composition de Brégent en restant le plus fidèle possible.
Quelles seront les principales différences par rapport à l’œuvre originale, les techniques d’aujourd’hui permettent-elles de rendre possible ce qui ne l’était pas il y a trente ans?
En effet, on essaie d’appliquer à une pièce qui a trente ans des outils que l’on a maintenant. L’Atlantide de Brégent est un peu comme le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles. Ces derniers ont été incapables de refaire la même chose sur scène. On va essayer de redonner une nouvelle respiration à la pièce. La version du disque est un peu étouffée, le mixage stéréo a un peu trop confiné la pièce. Là on va pouvoir l’écouter dans toute son ampleur avec une version réaliste et jouable. Dans la version originale il devait y avoir une cinquantaine de musiciens, Brégent s’était permis tout ce que le studio pouvait lui offrir comme possibilités pour enregistrer une seule mesure. Ce n’est pas la question d’avoir cinquante ou vingt musiciens qui importe mais plutôt comment les équilibrer avec les sons préenregistrés. Je pense qu’on va être très fidèle à ce que voulait Brégent, mais en rendant les choses possibles. Il y a trente ans cela était impossible, on ne pouvait pas, par exemple, synchroniser les sons avec la même facilité qu’aujourd’hui. En concert on va pouvoir mettre des plans entre les musiciens, espaçant davantage les choses. Les sons préenregistrés seront spatialisés et entoureront les auditeurs comme s’ils étaient « noyés » par le déluge de l’Atlantide.
Le mythe de l’Atlantide a t-il un plus écho plus actuel aujourd’hui?
Tout d’abord je pense que le mythe est une nécessité et de plus en plus de nos jours. La fonction d’imagination est à la base du processus de la conscience et nous permet de donner du sens à la réalité. L’Atlantide est un continent englouti d’après le mythe originel mais il reste dans l’esprit des hommes comme le symbole d’une sorte de paradis perdu ou de cité idéale. Ce mythe, comme tous les autres mythes, cherche à nous éclairer sur nos comportements. L’Atlantide est une pièce très écologiste avant l’heure et a une vision linéaire. On a des bruits de la nature au début et, au fur et à mesure, il y a des bruits de la ville (voitures, pollution etc.) qui viennent s’ajouter. L’utilisation de ces sons permet de placer l’auditeur dans un environnement familier tout en le déstabilisant. Puis, comme l’Atlantide va être submergé, on termine avec des sons de la nature.
Les mythes fascinent et notamment celui-ci. Il a alimenté nombre d’œuvres littéraires et artistiques : après Platon, il y a eu des films Disney ou encore des bandes dessinées qui s’y sont intéressés. On a des sources très étranges et diverses. Cela colle parfaitement à ce que Brégent a voulu faire avec tous les repères musicaux qu’il peut avoir, du rock à la musique baroque en passant par la musique contemporaine.
Que retirez vous de ce projet?
C’est une aventure incroyable. Il ne m’est jamais arrivé de faire autant de recherches pour un autre projet. Quand on a réussi à mettre la main sur le premier seize pistes on était comme des enfants dans un magasin de jouets. Je pense que ça va être un concert très particulier et original. Le compositeur nous a quitté il a longtemps maintenant mais, par rapport à l’amitié que Walter lui portait, c’est très intéressant de pouvoir faire un concert de sa pièce. Évidemment, il aurait été heureux de la chose. À l’époque, c’est Walter qui a enregistré la pièce et c’était très émouvant de l’accompagner dans les studios. On a réécouté les bandes originales. Walter s’écoutait lui-même en train de diriger. Et le plus étonnant c’est de l’entendre dire les choses techniques comme « 1, 2, 3 », « on recommence! » etc… Et on retrouve tout. Pour lui qui a connu cette aventure à l’époque c’est assez particulier.
Atlantide sera présenté dans le cadre du festival MNM le 26 février 2015 à la Salle Pierre-Mercure (Centre Pierre -Péladeau) à partir de 19h.